Les Brown Decades

Lewis Mumford
LES BROWN DECADES
Étude sur les arts aux États-Unis 1865-1995

Rayon: arts, architecture, sociologie

ISBN: 979-10-93250-04-5

176 pages

Prix : 17,00 euros

Parution: Octobre 2015

 

Maintenant que nous commençons à évaluer les Brown Decades dans leur ensemble, nous pouvons distinguer ce qui s’avère positif et créatif dans cette période habituellement sous-estimée. Ses meilleures oeuvres ont été produites dans l’obscurité, comme les tableaux d’Albert Pinkham Ryder et Robert Loftin Newman, comme les poèmes d’Emily Dickinson ou les réflexions philosophiques de Charles Peirce. Pour cette raison, au départ, j’ai désigné cette période de la culture américaine de Buried Rennaissance: les laves de l’industrialisation, après la guerre civile, ont submergé toutes les villes de l’esprit, laissant ici et là seulement une ruine cendrée debout dans un paysage désolé. L’idée selon laquelle il y avait quelque chose de valeur enfouie sous ces débris est tardive, ce que nos aînés en retenaient, avec un généreux plaisir, n’avait manifestement peu d’intérêt.

L’ouvrage: Au lendemain de la guerre de Sécession (1861-1865), les États-Unis pansent leurs plaies tout en se modernisant (industrialisation, urbanisation, mécanisation, communication,…) et en conquérant tous les territoires des Indiens jusqu’au Pacifique, repoussant ainsi la « frontière » et joignant la côté Est à la côte Ouest. Durant trente ans (1865-1895), afin de conjurer tout esprit de guerre civile, les artistes Américains s’évertuent à contribuer à une « renaissance » tant intellectuelle qu’esthétique. Ce sont ces décades « brunes » que décrit et analyse Lewis Munford (1895-1990) en s’intéressant aux personnalités marquantes, tant du paysage (George Perkins Marsh, Frederick Law Olmsted, John Muir, John Burrouhs, Nathaniel Southgate Shaler), de l’architecture (Henry Hobson Richardson, McKim, Mead et White, John Wellborn Root, Louis Sullivan, Franl Lloyd Wright…), de la peinture (George Fuller, Winslow Homer, John La Farge, Thomas Eakins…) que du monde des idées (Emerson, Thoreau). En une écriture limpide l’auteur nous invite à découvrir une période encore méconnue de l’histoire culturelle des États-Unis, dont les valeurs, les réalisations les interrogations, ont largement façonné l’esprit américain du XXe siècle. The Brown Decades représentent un temps fort de la modernité se mondialisant.

L’auteur: Lewis Mumford publie la première édition de cet essai en 1931, une seconde édition augmentée en 1955 et une troisième édition revue en 1971, c’est celle que traduit excellemment Azucena Cruz-Pierre, américaine, docteure en philosophie. Lewis Mumford est un des principaux critiques d’architecture comme en témoigne la rubrique « Sky Line » qu’il tient dans le New Yorker de 1931 à 1963, c’est aussi un enseignant passionné, un historien des techniques (Technique et civilisation, traduit en français en 1955) et de l’urbanisation (La Cité à travers l’histoire, traduit en français en 1964), un militant anti-nucléaire et un écologiste majeur.

Direction: Thierry Paquot a préfacé un recueil de ses articles, Le Piéton de New York (Le Linteau, 2001, épuisé) et a préparé pour la collection de Serge Latouche, « Les précurseurs de la décroissance », le volume, Lewis Mumford ou de la juste mesure (Le Passager Clandestin, 2014).

Le public: tous ceux qui sont concernés par le domaine des arts, de l’architecture, de la sociologie et de l’écologie des villes.

Un extrait : L’axiome le plus fréquent de l’histoire est que chaque génération se révolte contre ses pères et défend ses grands-pères. Cette seule raison pourrait peut-être tenir compte du fait que la génération qui a lutté, ou prospéré, après la guerre de Sécession réclame maintenant tout notre intérêt. Dans les peintures de Burchfield et Hopper, les mêmes bâtiments de l’âge ingrat se présentent avec un certain charme sentimental : ces toits mansardés, les grandes fenêtres mal proportionnées, ces façades défraîchies qui ont caché les contorsions terribles de meubles en noyer, en fait, les pires emblèmes de l’époque ne nous touchent plus comme une mauvaise blague racontée trop souvent par un oncle ennuyeux. Si nous sommes indulgents avec ce que le pire de l’âge d’or peut montrer, ne sommes-nous pas prêt à en recevoir le meilleur ?
Sous les apparences étrangères des années soixante-dix et quatre-vingts, nous avons pris conscience d’une vie qui n’est pas tant dissemblable de la nôtre : c’est la première marque de notre sympathie envers nos aïeux. Comme nos grands-pères, nous sommes confrontés à la suite d’une guerre qui a miné la civilisation occidentale aussi complètement que la guerre de Sécession a sapé les institutions les plus prometteuses de notre pays. Les dilemmes, les espoirs, les erreurs de la période antérieure sont si près de la nôtre qu’il serait miraculeux de ne pas voir clairement ses réalisations, aussi. Mais nous avons besoin d’une appellation spécifique pour cette période, si nous voulons la considérer à nouveau. Allons-nous appeler les années entre 1865 et 1895, les Brown Decades ? Si le titre semble vague, il n’est pas, comme je vais le montrer, vraiment inapproprié.

II

Il y a certaines années où, après un printemps abondamment fleuri, une longue série de tempêtes et de pluies détruit toute sensation d’été. Soudain, on lève les yeux sur les arbres et l’on découvre que l’automne est déjà là : les feuilles sont sèches, la solidage se tient brune et usée dans les champs, les branches des érables sont dépouillées, et seules les baies rouges de l’aulne noir, ou les verts sourds des glochidions et des peupliers, nous rappellent l’été qui n’est jamais venu.

Il y eut un été orageux si violent et une telle poussée soudaine de l’automne dans la période de l’histoire américaine qui a commencé avec la guerre de Sécession. Le long hiver du dix-septième siècle, une bataille constante avec les éléments, a cédé la place au lent printemps du dix-huitième : C’est alors que la terre a été labourée et le pays préparé pour un nouveau système politique et une nouvelle relation aux institutions et aux coutumes du passé. Puis, dans les quelques semaines chaudes qui se sont écoulées entre 1830 et 1860, vint une rapide éclosion et inflorescence. Dans les œuvres littéraires d’Emerson, Whitman, Thoreau, Melville, Hawthorne, de nouveaux modes de pensée et un sens inédit de l’aventure humaine sont apparus. S’il y avait peu de premiers fruits, les fleurs étaient délectables et leur promesses abondantes.

La guerre de Sécession a secoué les fleurs et fustigé l’espérance du printemps. Les couleurs de la civilisation américaine ont brusquement changé. Au moment où la guerre était finie, les bruns s’étaient répandus partout : ocres médiocres, marron chocolat terne, bruns de suie qui ont fusionné avec le noir. L’automne était là.

Les personnes qui avaient combattu pendant la guerre de Sécession étaient surtout conscientes des enjeux politiques qui ont été décidés ou réduits temporairement au silence par le conflit. Nos histoires récentes ont montré en détail toutes les transformations industrielles et financières qui ont été soit provoquées ou furent hâtées par la guerre : la croissance des aciéries, la mécanisation de l’agriculture, la substitution du pétrole à l’huile de baleine, le développement du mouvement syndical, et la concentration de grandes fortunes, construites par des ristournes, la spéculation, les profits de guerre ou la donation pure et simple des terres inestimables à de grandes sociétés ferroviaires, des acquisitions qui n’ont pas été appelées vol et des répartitions qui n’ont pas été dénoncées comme contraire à la virilité et a l’indépendance, seulement parce que les sommes en jeu étaient tellement énormes et les bénéficiaires tellement riches.

Bien que ces changements étaient sans doute aussi importants dans leurs conséquences globales que l’abolition de l’esclavage humain, la transformation la plus visible de toute a été oubliée. La nation n’a pas seulement travaillé différemment après la guerre de Sécession : le pays avait un air différent — plus sombre, plus triste, plus sobre. Les Brown Decades avaient commencé. Les hommes morts étaient partout. Ils étaient présents dans la mémoire : leurs portraits ont accumulé stoïquement la poussière dans les salons vides, ils ont même conservé la possession de leur corps et se promenaient dans les rues, ils ont gâché la gaieté, ou plutôt, ils l’ont apportée dans les fièvres de la licence et de la distraction. Dans les années qui suivirent la guerre, trois traductions américaines de La Divine Comédie sont parues : cette terrible, profonde célébration des morts a été accordée au meilleur ton des Brown Decades.

Le changement a été spectaculairement marqué par l’assassinat de Lincoln : il a causé la profonde note de deuil universel, touchant même ceux qui étaient restés en dehors du conflit. Edmund Clarence Stedman, le poète qui devait sortir de la guerre en tant que courtier de Wall Street, a laissé une description mémorable de l’événement. « Vous savez qu’une femme vulgaire apparaît une dame, en deuil ; et qu’une dame n’est jamais aussi élégante que lorsqu’elle est en noir. Quelque chose du même effet a été produit dans notre superbe mais bizarre et peu harmonieuse ville. Elle ressemble à une immense fleur blanche et noire, avec des feuilles et des pétales étalés majestueusement et en harmonie parfaite, à tous les points du compas. Je n’ai jamais vu ou rêvé un tel effet. Il est bouleversant, sombre, et sublime. »
Cette notation demeure éclérante, bien que le blanc de la décoration originale soit bientôt, en effet, éclaboussé et souillé. En partie, le changement se trouve à l’extérieur. La société a adapté sa coloration aux taches de suie de l’industrialisation naissante : Dans les nouvelles villes charbonnières, le drapeau national lui-même, après une exposition de quelques jours à l’air, a changé son rouge, blanc et bleu en brun, gris et noir. Mais plus encore les Brown Decades ont été créés par les lunettes à montures brunes que tous les esprits sensibles portaient, signe des ambitions renoncées, d’espoirs vaincus. Le monde intérieur colorait le monde extérieur. L’ambiance était parfois moins tragique, mais au fond, elle n’était pas heureuse.

Comme dans tous les changements historiques, la couleur s’était manifestée d’elle-même, comme une feuille tourne ici et là sur un érable précoce de juillet, avant que les causes du changement lui-même deviennent dramatiquement apparentes. La brownstone (la « pierre brune ») a commencé à être utilisée à New York pour les bâtiments publics au début des années cinquante, et juste à la veille de la guerre, elle a été posée pour la première fois comme un parement pour les maisons de briques. Avec ce changement sont venus des meubles en noyer foncé, au lieu de bois de rose et d’acajou, des papiers peints et des intérieurs sombres dont les tons ténèbreux ont englouti la lumière introduite un peu plus tard par la fenêtre en saillie qui était à la mode. En 1880, le brun devient la tonalité dominante. Mary Cassatt a échappé à ces couleurs et à ces tons dans sa peinture en résidant à Paris ; mais Ryder, en poète qu’il était, a travaillé dans les limites de la palette en vigueur, et Eakins, inspiré en partie par Rembrandt, ainsi que par l’ambiance contemporaine, a parcouru plutôt facilement toute la gamme du jaune brun au ocre brun foncé. Dans les meilleurs travaux de cette période, ces couleurs automnales sobres ont exprimé une nouvelle beauté : un roux brun chaud, avec un coup de lichen vert et le rouge des feuilles de chêne rouge a marqué le traitement de Richardson de la maison de bardeaux. Toute à la fin de sa carrière, il a produit des chalets qui, pour la première fois en Amérique, accordaient le paysage et l’architecture à l’ambiance de l’époque.
Aucune période, bien sûr, n’est uniforme dans sa couleur, pas plus que dans sa morale ou dans ses mœurs, il y a toujours des gradations, il y a aussi toujours des restes et des intrusions, des rappels d’un passé mort qui n’est pas encore mort ou des promesses d’un avenir pas encore né. Mais les Brown Decades marquent une période, une période que nous avons encore à explorer dans le moindre recoin et dont nous avons encore à tenir compte. Si elle a commencé avec la note de deuil de l’enterrement de Lincoln, elle a fini, comme un soleil perçant à travers les nuages, dans le portail d’or du Transporation Building de Sullivan à l’Exposition universelle de Chicago en 1893. Entre le premier noir et la brillance finale, toute une gamme de couleurs et de tons a été explorée et se manifestait dans des œuvres d’arts atemporelles et dans la pensée.

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