Intégrité et immunité – Alain Brossat

 

De toute la petite communauté dispersée sur le pourtour de la planète, mes ami-e-s profs et moi, je dois bien être l’un des seuls à n’avoir pas interrompu mes cours depuis que l’épidémie de covid 19 a commencé à embraser le monde… J’entre dans la salle de cours avec mon masque, je salue les étudiants bien séparés les uns des autres, m’installe à mon poste tout en respectant, de même, la fameuse distance sociale, j’enlève mon masque et je commence…

Le premier jour, histoire de détendre un peu l’atmosphère, j’ai commencé en disant : évidemment cette histoire d’épidémie est une catastrophe, cela va durer, et cela sera particulièrement pénible pour ceux et celles d’entre nous qui sommes ici loin de leurs familles et de leurs proches (beaucoup de mes étudiants sont, comme moi, des « expatriés » à Taïwan). Mais d’un autre côté, puisqu’il nous faut tenter de trouver des consolations, disons-nous que l’épidémie, en même temps qu’elle nous sépare, en nous obligeant à nous éloigner les uns des autres, fait de chacun-e de nous quelque chose comme un roi ou une reine

J’ai bien vu à leurs regards incrédules qu’ils pensaient ne pas m’avoir bien compris. J’ai donc dû enchaîner sans tarder : l’épidémie fait qu’aujourd’hui, lorsque quelqu’un-e, s’adresse à nous, il-elle le fait en se tenant à distance respectueuse… Et d’où donc pensez-vous que vienne cette expression de distance respectueuse ? De l’Ancien régime, des sociétés traditionnelles dans lesquelles existent de fortes hiérarchies et une étiquette attachée à celle-ci ; selon ce code de bonnes manières, l’inférieur ne lève pas les yeux sur le supérieur et se tient éloigné de lui à une distance qui manifeste le respect qu’il lui doit. Ce code trouve, en France, son expression la plus rigoureuse dans la monarchie absolue où le corps du souverain est sacré et ne saurait être approché ou a fortiori touché que selon les règles les plus strictes. D’une façon générale, les sujets et même les pairs du royaume, la haute noblesse, les membres de la famille royale sont astreints à respecter cette distance qui les sépare du corps du roi.

Inversement, qui viole cette règle ou, pire, entreprend de porter atteinte à ce corps sacré s’expose aux plus cruels des châtiments. C’est l’interminable tourment infligé à Damiens lors de la cérémonie des supplices mise en scène en place de Grève – ceci pour une égratignure faite avec un canif sur un bras de Louis XV – le fameux texte d’ouverture de Surveiller et punir, donc…  Ce qui est cause ici, c’est l’intégrité du corps sacré du souverain  vivant qui coïncide, tout simplement avec l’essence la monarchie absolue comme régime providentiel.   

D’une manière tout à fait inopinée, l’épidémie réveille cette sorte de cérémonial – je ne m’approche plus de mes amis pour leur serrer la main ou leur faire la bise, je les salue à distance respectueuse, les métamorphosant de ce fait même en souverains des temps de peste.

Mais bien sûr, ce « réveil » trouve sa limite ici, incontinent : en effet, comme il se trouve que la distance respectueuse est soumise à une condition de réciprocité, que l’on me tient, moi aussi, dans le même « respect », je vois bien que ce n’est là que l’illusion d’un instant d’une « restauration » des formes anciennes. La réciprocité est la marque d’une société démocratique, elle égalise, et, surtout, je vois bien que la distance est ici devenue une norme qui ne prend pas son sens dans l’espace mental de la souveraineté mais bien de la défense ou protection de la vie. Et donc, que ce qui est en jeu, ce n’est pas l’intégrité dans son sens traditionnel mais l’immunité, comme système de défense collective contre le risque épidémique. Tout ce qu’un observateur venu d’une autre planète et ignorant tout des conditions présentes tendrait à prendre pour un cérémonial est, en vérité bien autre chose : la mise en œuvre d’un système de règles, d’une normativité très contraignante établie sous la contrainte de la menace épidémique. En d’autres termes, et pour continuer à cheminer avec Foucault (et Roberto Esposito) , nous sommes bien passés, irréversiblement, d’un régime de souveraineté à ce régime dit moderne qu’on appelle couramment celui de la biopolitique. En dressant ces barrières contre le virus, en adoptant ces conduites adaptées, en cultivant les écarts entre les corps, nous mettons en place des dispositifs de défense dont la finalité est de nous « exempter » (immunis, exempt en latin) de la maladie. C’est donc bien d’un mécanisme immunitaire collectif qu’il s’agit – une opération d’exemption collective du tribut réclamé par le coronavirus.

Il semblerait donc bien que l’on ait affaire à un partage assuré entre l’intégrité, déployée du côté du pouvoir de souveraineté, forme de pouvoir traditionnelle, et l’immunité déployée du côté du « pouvoir moderne » dont l’objet serait la prise en charge du vivant humain. En vérité, il n’en est rien, et c’est ce que visait à suggérer ma fausse ouverture sur nos pauvres corps de reines et de rois. Ce n’est pas seulement qu’il existe, dans les langues contemporaines, toutes sortes d’expressions qui tendent à éloigner le motif de l’immunité du domaine biopolitique et à le rapprocher de celui de la souveraineté – à commencer par celles d’immunité diplomatique, d’immunité parlementaire. C’est surtout que, comme la crise épidémique actuelle le révèle en pleine lumière, il existe toutes sortes de continuités cachées et d’interactions subreptices entre les deux domaines, les deux régimes de pouvoir que sont la souveraineté et la forme biopolitique.

En effet, dès lors que la lutte engagée par les gouvernants se pense et se déclare comme une guerre, comme cela a été fait profusément en France et ailleurs, alors la question de l’intégrité revient en force au cœur même de l’immunité : une guerre, dans son sens le plus classique, met aux prises deux souverains ou deux souverainetés, chacune d’entre elles défendant son intégrité, ou/et tentant de porter atteinte à celle de l’autre. Ce n’est qu’à partir du XXème siècle que les guerres conduites par ceux qui aspirent à devenir les maîtres du monde et se comportent comme tels, tendent à se transformer en opérations de police – l’ennemi traditionnel cédant la place au « criminel », au « terroriste ». D’une manière tangible, cependant, déclarer la guerre au virus, cela revient à lui accorder un statut hybride entre le souverain ennemi, d’autant plus redoutable qu’il est invisible et sans intentions, et le « terroriste », agent d’une hyper violence aveugle.

Dès lors que la guerre est « déclarée » au coronavirus, une véritable indistinction s’établit entre enjeux d’intégrité et questions d’immunité. D’ailleurs, la suspension de l’état de droit et la mise en place d’un véritable état d’exception sanitaire, de forme variable selon les pays, renforce cet amalgame : les décrets souverains pleuvent, imbriqués dans une prise en charge biopolitique approximative de l’épidémie.

La confusion qui tend à s’établir dans cette configuration  entre intégrité et immunité nous conduit au cœur de l’équivoque de la politique contemporaine : un pastorat du vivant où les bergers ressemblent de plus en plus à des vigiles patibulaires et suréquipés…

(on l’aura compris : mon premier cours qui devait porter sur la question des stéréotypes raciaux dans le cinéma hollywoodien a un peu dévié de sa trajectoire – pas ma faute, celle du virus…).

 

Alain Brossat